XI
UN AVERTISSEMENT
Bolitho et le contre-amiral Valentine Keen, côte à côte, observaient le mouillage encombré du port de Halifax.
Le soleil tapait fort, l’air était chaud comme il ne l’avait pas été depuis bien longtemps et, après le confinement qu’ils avaient connu à bord de la frégate, fût-elle aussi grosse que l’Indomptable, Bolitho ressentait fortement la présence de la terre, même s’il savait que ce n’était pas son monde. La maison où ils se trouvaient abritait le quartier général du commandant de la garnison et des défenses en Nouvelle-Écosse. Sous la véranda de bois, des soldats marchaient au pas cadencé, s’entraînaient par sections. Le premier rang mettait un genou en terre pour faire feu sur un ennemi imaginaire, tandis que le second se préparait à avancer d’un pas pour en faire autant. Des manœuvres que l’armée avait améliorées au fil des temps et qui avaient fini par changer le destin de Napoléon.
Mais Bolitho regardait, dans la direction opposée, la frégate à l’ancre. Même sans lunette, il pouvait distinguer ses avaries, les monceaux de pièces de bois et d’espars qui encombraient le pont. Elle arborait encore le pavillon étoilé, surmonté en symbole de victoire par le pavillon blanc d’Angleterre. Il s’agissait de l’USS Chesapeake, contrainte au combat par le vaisseau de Sa Majesté Britannique Shannon. L’affaire avait été brève mais décisive et les deux commandants avaient été blessés, mortellement dans le cas de l’Américain. Keen lui dit :
— Une victoire qui arrive à point. Le Shannon a remorqué sa prise jusqu’à Halifax le 6 de ce mois. Cela n’aurait pas pu arriver à meilleur moment, après tous nos revers.
Bolitho avait déjà eu des détails sur cet engagement. Le commandant du Shannon, Philip Bowes Vere Broke, était expérimenté et avait déjà remporté des succès. Il croisait devant Boston où la Chesapeake se trouvait au mouillage. On disait qu’il déplorait amèrement la perte de tant de ses camarades face à des frégates américaines supérieures. Il avait fait porter un défi à Boston, dans la meilleure tradition chevaleresque et priant le commandant Lawrence de la Chesapeake de sortir pour « mettre à l’épreuve le sort de leurs pavillons respectifs ». Si Broke avait une supériorité sur son adversaire, c’était grâce à son énergie et à l’accent qu’il mettait sur son artillerie et sur le travail en équipe. Il avait même inventé des viseurs qu’il avait fait installer sur ses pièces principales. Il avait remporté la victoire, mais nul plus que lui n’avait pleuré la mort de Lawrence qui avait succombé à ses blessures.
Et puis, juste derrière la prise, telle une ombre piteuse, une frégate de taille plus modeste, La Faucheuse. Un canot de rade était amarré le long du bord, on apercevait des silhouettes en tunique rouge un peu partout sur le pont principal : les fusiliers qui gardaient les mutins emprisonnés.
Keen, qui l’observait, crut déceler de la tension sur son visage lorsque Bolitho leva les yeux vers le soleil.
— Cela fait du bien de se retrouver.
Bolitho lui sourit.
— Cela ne durera pas, Valentine. Nous allons bientôt devoir appareiller de nouveau.
Il mit sa main en visière pour observer l’Indomptable où Tyacke embarquait de l’eau douce et des vivres tandis que l’on procédait aux dernières réparations. C’est en tout cas ce qu’il avait donné comme prétexte, ou plutôt comme mauvaise excuse, pour ne pas l’accompagner à cette réunion.
Il entendait Avery qui discutait avec l’aide de camp de Keen, l’Honorable Lawford de Courcey. Il se dit qu’ils ne devaient pas avoir grand-chose en commun, voire rien du tout, et il avait cru comprendre qu’Adam ne s’intéressait pas beaucoup à lui non plus. C’était aussi bien ainsi. Ici, pas de place pour le contentement de soi, même entre amis. Ils avaient besoin d’un but, d’une ligne clairement tracée, comme le fil du vieux sabre qui pendait à son côté.
Des lettres l’attendaient à son retour à Halifax, toutes écrites par Catherine : il les sentait à l’intérieur de son manteau. Il comptait les lire dès que possible, et les relire un peu plus tard, plus tranquillement. Mais il ressentait toujours cette même inquiétude, cette crainte que ses sentiments envers lui aient pu changer. Elle devait être seule au-delà de toute expression.
Il se détourna du soleil en entendant de Courcey qui accueillait quelqu’un, puis perçut une autre voix, féminine celle-là.
Keen lui prit le bras.
— J’aimerais vous présenter Miss Gilia Saint-Clair. Je vous avais parlé de sa présence à bord de La Faucheuse.
Le tout dit avec la plus grande aisance, mais Bolitho avait lu le rapport détaillé de Keen sur la reddition de La Faucheuse, et sur la bordée qu’il avait tirée dans l’eau. Il pressentait que Keen et Adam avaient été en désaccord sur quelque chose à ce moment-là. On éclaircirait cela plus tard.
Son pied buta dans un obstacle, il vit Avery, silhouette floue, venir à lui. Inquiet, mais prêt à le protéger, comme toujours.
Quand on arrivait de dehors, avec ce soleil radieux et les eaux du port qui vous éblouissaient, la pièce semblait plongée dans l’obscurité, comme si l’on avait tiré d’épais rideaux.
— Je souhaite vous présenter l’amiral Bolitho, disait Keen. Il commande notre escadre.
Ce n’était pas pour l’impressionner, c’était sincère. Val tel qu’il avait toujours été, avant la mort de Zénoria, avant Zénoria. Peut-être Catherine avait-elle raison lorsqu’elle disait qu’il se remettrait aisément de sa disparition.
La jeune femme était plus jeune que ce à quoi il s’attendait, près de la trentaine à l’estime. Elle avait un joli visage ovale, l’air calme et sérieux.
Bolitho prit sa main ; elle était ferme. Il l’imaginait en compagnie de son père à bord de La Faucheuse, regardant la Walkyrie qui tirait sa formidable bordée. Elle lui dit :
— Je suis désolée de m’imposer, mais mon père est ici. J’espérais savoir si…
— Il est avec le général, lui répondit Keen. Je suis sûr qu’il n’a pas d’objection à ce que vous restiez – il lui décocha son grand sourire juvénile. Je prends tout sur moi.
— Je voulais avoir des nouvelles de York. Mon père s’y rendait pour vérifier le bon achèvement d’un navire.
Bolitho l’écoutait en silence. Les projets de son père, ce n’était pas ce qui l’inquiétait.
— Je crois, reprit Keen, que vous allez rentrer en Angleterre plus tôt que prévu, Miss Saint-Clair…
Elle fit non de la tête.
— Je préférerais rester ici, avec mon père.
La porte s’ouvrit, un lieutenant très urbain s’inclina profondément.
— Le général vous présente ses excuses, sir Richard. Ce retard est involontaire – puis, découvrant la jeune femme : Je ne sais pas si…
— Elle est avec nous, répondit Bolitho.
La pièce contiguë était vaste, surchargée de meubles. Le logement d’un soldat, avec deux grands tableaux de batailles accrochés aux murs. Bolitho ne connaissait pas cet uniforme. Une guerre d’un genre différent, une armée oubliée.
Le général saisit sa main.
— Ravi de vous voir, sir Richard. J’ai connu votre père. Un homme remarquable. Aux Indes. Il serait sacrément fier de vous !
Il parlait de façon hachée, en lâchant des bribes de phrases.
Il y avait d’autres têtes. David Saint-Clair : solide poignée de main, ferme et dure. Il y avait aussi un autre officier de l’armée de terre, grand, plein d’assurance, l’air calme de l’homme de métier. Il s’inclina légèrement.
— Capitaine Charles Pierton, du 8e d’infanterie – un silence et, non sans une certaine fierté : Le régiment du roi.
Bolitho vit la jeune femme serrer les mains sur ses genoux. Elle attendait la suite, soudain remplie d’une assurance qui ne la rendait que plus vulnérable. David Saint-Clair intervint :
— Vous ne vous sentez pas bien, ma chère ?
Mais elle ne lui répondit pas. Et, s’adressant à Pierton :
— Puis-je vous demander quelque chose, capitaine ?
Pierton lança un regard interrogateur au général, qui lui fit un bref signe de tête.
— Naturellement, mademoiselle.
— Vous vous trouviez à York lorsque les Américains ont attaqué. Mon père et moi-même aurions dû être là-bas, mais les circonstances en ont décidé autrement.
Son père se pencha en avant dans son fauteuil.
— Ce bâtiment de trente canons, le Sir Isaac Brock, a été incendié sur sa cale de lancement avant que les Américains aient eu le temps de s’en emparer. De toute manière, je serais arrivé trop tard.
Bolitho savait qu’elle ne l’écoutait même pas.
— Connaissez-vous le capitaine Anthony Loring, de votre régiment, monsieur ?
L’officier ne cilla pas.
— Oui, bien sûr. Il commandait la deuxième compagnie.
Il regarda Bolitho et les autres officiers de marine.
— Notre unité était la seule unité de métier présente à York. Nous avions la milice et les volontaires d’York, plus une compagnie du Royal Terre-Neuve – il se retourna vers la jeune femme. Ainsi qu’une centaine d’Indiens Mississauga et Chippewa.
Bolitho remarqua qu’il prononçait ces noms sans peine : un homme aguerri, même si ce pays vaste et sauvage n’avait rien à voir avec l’Espagne ou la France. Mais les autres savaient tout cela. Simplement, il jugeait utile d’expliquer le contexte à la jeune femme. Comme s’il le lui devait, en quelque sorte.
Il continua sur le même ton, avec des mots choisis :
— Les défenses de Fort York étaient médiocres. Mon supérieur croyait que la marine parviendrait finalement à envoyer davantage de bateaux sur les lacs pour contenir les Américains, le temps de construire de plus gros bâtiments de guerre. Ce jour-là, il y avait dix-sept cents soldats américains, presque tous de l’armée régulière, et bien entraînés. Il nous fallait gagner du temps pour évacuer le fort et pour incendier le Sir Isaac Brock.
Elle se leva et s’approcha de la fenêtre.
— Poursuivez, je vous prie.
Pierton reprit lentement :
— Le capitaine Loring a emmené ses hommes jusqu’à la plage où les Américains étaient en train de débarquer. Il a conduit une charge héroïque à la baïonnette et les a dispersés. Provisoirement. Il a été blessé et est mort peu après. Je suis désolé. De nombreux braves sont morts ce jour-là.
— Je crois que vous seriez mieux dans une autre pièce, Miss Saint-Clair, lui dit Keen.
Bolitho la vit secouer la tête sans se soucier de ses cheveux défaits qui lui tombaient sur les épaules. Elle demanda :
— Vous a-t-il parlé de moi avant de mourir, capitaine ?
Pierton se tourna vers le général, hésitant.
— Nous étions serrés de près, Miss Saint-Clair.
Elle insista :
— Pas une seule fois ?
— C’était un homme très discret. Nous n’appartenions pas à la même compagnie, vous comprenez.
Quittant la fenêtre, elle s’approcha de lui et lui posa une main sur le bras.
— C’est gentil à vous de m’avoir tout raconté. Je n’aurais pas dû vous poser cette question – elle s’agrippait à la manche écarlate, sans se soucier des autres. Je suis heureuse que vous soyez sain et sauf.
Le général toussa à grand bruit.
— Je vais vous le renvoyer en Angleterre par le premier paquebot. Dieu sait s’ils vont tirer la leçon de ce qui s’est passé.
La porte se referma doucement. Elle avait disparu.
— Bon dieu ! s’exclama le capitaine Pierton – puis, au général :
Je suis désolé, mon général, mais j’ai oublié de lui remettre quelque chose. Peut-être vaudrait-il mieux renvoyer cet objet avec ses autres affaires à Ridge… l’agent de notre régiment à Charing Cross.
Bolitho le vit sortir une miniature de sa tunique. Il la posa sur la table. Charing Cross : comme cette allusion qu’il avait faite aux Indiens qui se battaient avec l’armée, cela paraissait tellement étrange, en ce lieu. Un autre monde.
— Puis-je la voir ? demanda Keen.
Il mit la miniature à la lumière pour l’examiner.
— La ressemblance est étonnante. Très joli.
Une petite tragédie de la guerre, songeait Bolitho. Miss Saint-Clair lui avait donné ou envoyé ce portrait, même si ce Loring inconnu avait décidé de ne pas encourager une relation plus intime. Elle avait dû espérer le revoir pendant le séjour de son père à York et avait peut-être redouté ce qu’elle risquait de découvrir. Désormais, il était trop tard. Son père en savait probablement plus que ce qu’il voulait bien montrer.
— Bon, amiral, reprit Keen, je crois qu’il faut le lui rendre. Si c’était moi…
Il ne termina pas sa phrase.
Le général fronça le sourcil.
— Peut-être avez-vous raison – il jeta un coup d’œil à la pendule. Il est temps d’en rester là, messieurs. J’ai un bordeaux tout à fait convenable et je crois que nous devrions y goûter. Ensuite…
Bolitho se tenait près de la fenêtre d’où il observait la frégate américaine qu’ils avaient capturée, la Chesapeake, ainsi que La Faucheuse, un peu plus loin. Il demanda à Pierton :
— Et à propos de York, mon capitaine ? La ville est-elle en sécurité ?
— Malheureusement non, sir Richard. Mon régiment s’est replié en bon ordre jusqu’à Kingston, qui prend une nouvelle importance si nous sommes contraints de soutenir une autre attaque. Si les Américains avaient commencé par s’occuper de Kingston…
— Eh bien ?
C’est le général qui répondit pour lui :
— Nous aurions perdu tout le nord du Canada.
Deux domestiques avaient fait leur apparition avec des plateaux chargés de verres. Keen dit à voix basse :
— Je m’éclipse un instant, sir Richard.
Bolitho s’adressa à Avery qui était venu le rejoindre près de la fenêtre.
— Nous ne resterons pas plus longtemps que nécessaire.
Ce qu’il lisait dans ses yeux dorés l’inquiétait : un regard étrangement introspectif et, pourtant, étrangement paisible.
— Qu’y a-t-il, George ? Encore un secret ?
Avery se tenait en face de lui et réfléchissait. Peut-être avait-il ressassé cette pensée pendant tout le trajet depuis le vaisseau jusqu’à cet endroit plein de claquements de bottes et d’ordres hurlés.
— J’ai reçu une lettre, amiral. Une lettre.
Bolitho fit volte-face pour lui prendre le poignet.
— Une lettre ? Vous voulez dire…
Avery lui sourit, un sourire plutôt timide, ce qui le rajeunissait.
— Oui, amiral. Une lettre d’une dame.
Pendant ce temps-là, dehors, dans le couloir inondé de soleil, Keen était assis près de la jeune fille dans l’un des gros canapés de cuir.
Il la regardait tourner et retourner la miniature entre ses mains, elle était restée très calme lorsqu’il la lui avait rendue. Était-ce de la résignation ? Ou autre chose de plus profond ?
— C’est gentil à vous. Je ne savais pas…
Sa bouche tremblait. Il ajouta :
— Tant que je suis à Halifax, s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous servir, tout ce que vous me demanderez…
— Je serai avec mon père, chez Massie. Ce sont… de vieux amis, d’une certaine façon.
Elle baissa les yeux sur la miniature.
— J’étais plus jeune alors.
— C’est… – mais Keen bredouillait : Vous êtes très courageuse, et vous êtes très belle.
Il essayait de sourire, de rompre la tension qui s’était installée entre eux.
— Je vous prie de ne pas vous sentir offensée. C’est la dernière chose que je voudrais faire.
Elle était toujours aussi calme.
— Vous avez dû penser que j’étais folle, que j’étais une innocente dans un monde que j’ignore. Ce genre de situation qui soulève des rires au carré lorsque vous êtes entre hommes.
Elle lui tendit impulsivement la main, mais elle hésitait autant que lui.
— Gardez ceci, si cela vous fait plaisir. Je n’en ai plus l’usage.
Il prit la miniature. Ses cils blonds contrastaient avec sa peau tannée.
— Et… faites attention.
— Cela dépendra de ce portrait.
— Je penserai à vous.
Il reprit lentement le chemin du salon. Bien sûr, cela ne pouvait pas arriver. Pas encore une fois, non. Et pourtant, si.
Adam Bolitho s’arrêta sur le seuil et examina la boutique. Le soleil brillait haut dans un ciel tout bleu au-dessus des toits, et il était difficile de se souvenir de cette rue plongée dans l’ombre par de gros tas de neige.
Il poussa la porte et sourit en entendant une cloche sonner pour annoncer son arrivée. L’endroit était exigu, mais élégant, il n’aurait pas déparé Londres ou Exeter.
Comme au signal, une douzaine de pendules se mirent à sonner l’heure ronde. Des grandes et des plus petites, des cartels de cheminée ou des pendules de salon, des horloges avec leurs personnages animés ou qui indiquaient les phases de la lune. Une autre était équipée d’un trois-mâts carré qui plongeait et remontait à chaque battement du balancier. Elles étaient toutes jolies et cela l’amusait. Il passait de l’une à l’autre en les admirant lorsqu’un homme de petite taille et vêtu d’un manteau sombre franchit une porte près du comptoir. Il examina immédiatement l’uniforme d’un œil de professionnel, les épaulettes dorées, le sabre courbe.
— Que puis-je pour votre service, commandant ?
— Je cherche une montre. On m’a dit…
L’homme sortit un grand plateau.
— Chacune de ces montres a été vérifiée, elles sont en parfait état. Pas neuves, non, elles ont servi, mais ce sont des instruments d’excellente réputation. De vieilles amies.
Adam songeait au bâtiment qu’il venait tout juste de quitter au mouillage ; paré à reprendre la mer. Impossible de ne pas voir la frégate prise aux Américains, la Chesapeake, il l’avait aperçue depuis le canot de la Walkyrie. Un bien beau bâtiment, vraiment : il était même prêt à admettre qu’il n’aurait pas rêvé plus beau commandement. Mais l’émotion s’arrêtait là : en perdant l’Anémone, il avait perdu une part de lui-même. C’est son vainqueur, le Succès, qui l’avait escortée jusqu’à Halifax, le 6 juin. Le jour de mon anniversaire. Le jour où Zénoria l’avait embrassé sur le sentier de la falaise ; lorsqu’il lui avait cueilli quelques roses sauvages avec son couteau. Il était si jeune. Et si conscient de ce qu’il faisait.
Il jeta un coup d’œil à la collection de montres. Ce n’était pas par vantardise qu’il était là : il avait réellement besoin d’une montre, depuis que la sienne avait disparu, perdue ou volée lorsque, blessé, on l’avait transféré à bord de l’USS Unité. Ils auraient mieux fait de le laisser mourir ce jour-là.
Le marchand prit son silence pour un manque d’intérêt.
— Celle-ci est une très belle pièce, commandant. Cadran nu et double échappement, un chef-d’œuvre de James McCabe. Elle date de 1806, mais elle est en parfait état.
Adam prit la montre. A qui a-t-elle appartenu ? La plupart des montres qui se trouvaient dans cette boutique avaient probablement appartenu à des officiers de l’armée de terre ou à des officiers de marine. Ou à leurs veuves…
Il se surprit à penser avec amertume au soudain intérêt que portait Keen à la fille de David Saint-Clair, Gilia. Au début, il avait cru que ce n’était qu’un élan de pitié envers la jeune fille ; Keen aurait même pu se laisser aller à établir la comparaison avec Zénoria, qu’il avait sauvée alors qu’elle se trouvait à bord d’un transport de déportés. Elle en conservait sur le dos la marque du fouet, comme pour lui en faire garder éternellement le souvenir cruel. La marque de Satan, disait-elle. Mais il était injuste à l’égard de Keen, peut-être à cause de sa propre culpabilité à lui, sentiment qui ne le quittait jamais. Parce que, de gré ou non, Zénoria avait été sa maîtresse.
— Et celle-ci ?
L’homme lui fit un sourire approbateur.
— Un excellent choix, pour un excellent commandant !
Adam avait fini par s’y habituer. A Halifax, en dépit d’une importante présence militaire et de la proximité relative de l’ennemi, la sécurité était un mythe. Tout le monde savait où vous étiez, quel bâtiment appareillait pour quel endroit, et sans doute bien davantage. Il avait fait part à Keen de son inquiétude à ce sujet, lequel s’était contenté de répondre : « Je crois que nous leur accordons trop d’importance, Adam. »
Une froideur indéfinissable s’était installée entre eux. Etait-ce parce que Adam avait menacé d’ouvrir le feu sur La Faucheuse, otages à bord ou pas, ou était-ce l’effet de son imagination, dû à ce sentiment de culpabilité qu’il éprouvait constamment ?
Il prit la montre, la soupesa dans le creux de la main. Elle était lourde et des années d’utilisation l’avaient rendue toute lisse. L’homme lui dit :
— Il s’agit d’une pièce rare, commandant. Vous remarquerez l’échappement à cylindre… le cadran est très beau, très lisible – il soupira. Mudge & Dutton, 1770. Elle est nettement plus âgée que vous, si vous me permettez.
Adam examina la gravure sur le couvercle, tout usée, mais que l’on pouvait encore deviner. Une sirène.
L’horloger ajouta :
— C’est un travail comme on n’en voit plus beaucoup de nos jours, j’en ai bien peur.
Adam porta la montre à son oreille. Il revoyait son visage, à Plymouth. Il avait ramassé le gant qu’elle avait laissé tomber pour le lui rendre. Sa main à son bras quand ils s’étaient promenés dans le jardin du major général. Il ne l’avait plus jamais revue.
— Cette montre, quelle est son histoire ?
Le petit homme entreprit d’essuyer ses lunettes.
— Cela fait longtemps que je l’ai en boutique. Elle appartenait à un honorable marin, tout comme vous, commandant… Je pense qu’il avait besoin d’argent. Je n’ai pas réussi à en savoir plus.
Adam referma très soigneusement le couvercle.
— Je la prends.
— Elle est un peu chère, mais… – il sourit, heureux que cette pièce ait échu à un propriétaire qui en était digne. Je sais que vous commandez une frégate et que vous avez remporté de nombreux succès, commandant. Il est normal et tout à fait justifié qu’elle vous revienne !
Il attendit une réponse, mais le client n’était guère communicatif.
— Je vais la nettoyer avant de vous la remettre. Je peux la faire porter à bord de la Walkyrie, si vous préférez. J’ai cru comprendre que vous n’appareilleriez pas avant après-demain ?
Adam détourna les yeux. Il venait tout juste de l’apprendre de la bouche de Keen avant de descendre à terre.
— Non merci, je la prends maintenant.
Il glissa la montre dans sa poche, toujours hanté par le visage de Zénoria. Selon les habitants de Zennor, l’église où elle avait épousé Keen recevait régulièrement la visite d’une sirène.
La sonnette de l’entrée retentit et l’horloger se retourna, agacé d’être dérangé. On rencontrait toutes sortes de gens chez lui : Halifax était devenu le principal port de mer et certainement le plus sûr, établi comme il l’était au confluent de toutes les guerres. L’armée le défendait, la marine le protégeait et le ravitaillait, si bien que d’aucuns le considéraient comme le nouveau point d’accès à tout un continent. Mais ce jeune commandant à la chevelure sombre était différent des autres. Seul, totalement seul, habité par quelque chose qu’il ne partageait avec nul autre.
— Je suis désolé, madame Lovelace, fit le commerçant, mais votre pendule ne fonctionne toujours pas. J’en ai peut-être encore pour quelques jours.
Mais elle regardait Adam.
— Eh bien, commandant, en voilà une agréable surprise. Comment allez-vous ? Et votre bel amiral, si jeune, comment va-t-il ?
Adam s’inclina. Elle était habillée de soie rouge sombre, coiffée d’une capeline assortie pour abriter ses yeux du soleil. Elle avait toujours ce regard direct, ce petit sourire légèrement moqueur, comme si elle passait son temps à taquiner les gens.
— Le contre-amiral Keen se porte fort bien, madame.
Elle nota immédiatement qu’il y avait un peu de gêne dans sa réponse.
— Vous faites vos achats, je vois – elle lui tendit la main. Vous me montrez ?
Il savait que le commerçant les observait avec intérêt. A n’en pas douter, il la connaissait et la réputation de cette dame devait susciter tous les commérages. Machinalement, Adam avait sorti la montre pour la lui montrer.
— J’avais besoin d’une montre, madame Lovelace. Je l’aime bien.
Il vit qu’elle examinait attentivement la sirène gravée.
— A votre place, j’aurais acheté un instrument un peu plus récent, commandant. Mais si c’est cela qui vous plaît et qu’il vous en prend la fantaisie… – elle jeta un œil à l’extérieur. Je dois m’en aller, je reçois des amis – puis, se tournant vers lui : Je crois que vous savez où je demeure.
— Au bord de la Bedford, si je me souviens bien.
L’espace d’une seconde, toute trace d’humour ou de sang-froid disparut. Elle lui prit le bras.
— Soyez prudent. Promettez-le-moi. Je connais votre réputation, je connais un peu vos antécédents. Je ne serais pas étonnée que vous n’attachiez plus guère d’importance à la vie.
Il voulut répondre, mais elle le fit taire, aussi fermement que si elle avait posé un doigt sur ses lèvres.
— Ne dites rien. Faites seulement ce que je vous demande, soyez prudent. Promettez.
Puis elle lui jeta un tout autre regard. L’invite était criante.
— Lorsque vous reviendrez, venez me voir.
Il répondit froidement :
— Et votre mari, madame ? J’imagine qu’il pourrait trouver à y redire.
Elle éclata de rire, mais elle perdait un peu de sa belle assurance.
— Il n’est jamais là. Le commerce est sa vie, son univers – elle jouait négligemment avec le ruban de sa capeline. Mais il n’est pas dérangeant.
Adam se souvint de leur hôte, Benjamin Massie, le soir où le brick Alfriston leur avait appris la nouvelle de la mutinerie de La Faucheuse et de sa capture. Elle était donc la maîtresse de Massie, et peut-être de quelques autres encore.
— Je vous dis au revoir, madame.
Il récupéra sa coiffure sur un siège et dit à l’horloger :
— Lorsque j’utiliserai cette montre à mon bord, je me souviendrai de vous et de votre boutique.
Elle l’attendait sur les marches.
— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit.
Elle le regardait attentivement.
— Vous avez perdu quelque chose que vous ne retrouverez plus jamais. Il faut l’accepter – elle effleura le galon doré à son col. La vie est faite pour être vécue.
Le temps qu’Adam se mette de côté pour laisser passer un soldat à cheval, elle avait disparu.
Il regagna l’embarcadère. Soyez prudent. Il accéléra le pas en apercevant la mer et la forêt de mâts et d’espars. Quoi qu’ils fassent, c’était à Keen qu’il revenait de décider : il avait été très clair à ce sujet. Mais pourquoi cela le blessait-il autant ?
Il songea brusquement à son oncle, il aurait aimé être près de lui. Ensemble, ils pouvaient se parler ; il l’écoutait. Il lui avait même confié son aventure avec Zénoria.
Il aperçut enfin les marches, le canot de la Walkyrie amarré non loin de là. L’aspirant Rickman, jeune homme de quinze ans plein d’entrain, était en grande conversation avec deux jeunes femmes qui ne faisaient aucun effort pour cacher leur métier, sous le regard réjoui de l’armement.
Rickman rectifia sa coiffure et l’armement se mit au garde-à-vous en voyant le commandant approcher. Les deux filles s’éloignèrent de quelques pas.
— Monsieur Rickman, lui dit Adam, nous rentrons à bord, je vous prie. Je vois que vous ne perdez pas votre temps…
Les joues imberbes du jeune garçon s’ornèrent instantanément de deux taches rubicondes. Adam monta dans le canot. Si seulement vous saviez.
Il jeta un rapide coup d’œil à la frégate américaine et à l’autre vaisseau, le Succès, que les bordées de l’Indomptable avaient mis à la raison en quelques minutes. Il se souvenait du jeune enseigne mort de ses blessures, fils du capitaine de vaisseau Joseph Brice, celui qui l’avait interrogé pendant sa captivité. Il était valable, et c’était un officier plein de dignité. Il l’avait traité avec une courtoisie qui lui rappelait Nathan Beer. Il se demanda si Brice était au courant, s’il se reprocherait d’avoir poussé son fils à servir dans la marine.
Ils étaient face à face, à croiser le fer avec des gens qui parlaient la même langue qu’eux, mais qui avaient librement choisi une autre patrie… Peut-être valait-il encore mieux avoir un ennemi que l’on puisse haïr. À la guerre, il faut pouvoir haïr sans se demander pourquoi.
— Matez !
Il se leva et empoigna la main courante. Il avait à peine remarqué qu’ils avaient rejoint la Walkyrie.
L’aide de camp accourait à la coupée et essayait visiblement d’attirer son attention. Adam salua la poupe et sourit.
En fait, il était évidemment plus facile d’en haïr certains plutôt que d’autres.
Le contre-amiral Valentine Keen se détourna des fenêtres de poupe de la Walkyrie lorsque Adam, suivi de l’aide de camp, entra dans la grand-chambre.
— Je suis venu dès que j’ai pu, amiral. J’étais à terre.
— Ce n’est pas grave, lui répondit gentiment Keen. Vous devriez vous distraire davantage – et, jetant un regard à son aide de camp : Merci, Lawford. Vous pouvez hisser les signaux dont nous avons parlé.
La porte se referma, mais de mauvais gré, songea Adam.
— Vous avez des nouvelles, amiral ?
Keen semblait désarçonné.
— Pas exactement. Mais les plans ont changé. Le Succès va appareiller pour Antigua. J’en ai parlé avec le maître du port et j’en ai déduit que je n’avais pas le choix. Halifax est encombré de bâtiments qui ont tous besoin de caréner et de réparer. Le Succès est sorti en fort mauvais état de son engagement contre l’Indomptable, ce qui est dû autant à son état de putréfaction qu’à l’artillerie du commandant Tyacke, j’imagine.
Adam attendait la suite. Keen essayait de faire passer la pilule. Le Succès était gravement endommagé, certes, mais serait en mesure de naviguer une fois que l’on aurait remis son gréement en état. Cela dit, Antigua, douze cents milles, avec la saison des ouragans… C’était courir un grand risque.
— Un gros convoi doit arriver sous une semaine environ, du ravitaillement et des rechanges pour l’armée, rien de très nouveau. Sir Richard a l’intention d’appareiller avec l’Indomptable et deux autres vaisseaux pour les escorter avant l’atterrissage. Il est possible que les Américains aient l’intention d’attaquer pour le disperser et pour tenter de couler quelques navires – et il ajouta, placide : Il faut au Succès une conserve de taille.
Il balaya sa chambre des yeux.
— Ce vaisseau est suffisamment puissant pour combattre tout corsaire assez inconscient pour essayer de s’en emparer, dit-il avec un mince sourire. Et assez rapide pour rentrer à Halifax en cas de problème.
Adam s’approcha de la table et eut un instant d’hésitation en apercevant la miniature posée près du journal de Keen qui était grand ouvert. Pris de court, il entendit à peine ce que lui disait l’amiral.
— Je suis obligé de demeurer ici. Je commande à Halifax. On peut avoir besoin de nos autres bâtiments n’importe où.
Adam ne pouvait détacher son regard du portrait, il avait immédiatement reconnu le modèle. Ce sourire, peint à l’intention de quelqu’un qu’elle chérissait, qu’elle voulait garder. Keen reprit brusquement :
— Pour vous, Adam, ce ne sera rien du tout. Avec d’autres commandants, j’aurais vu les choses avec plus de circonspection. Le Succès sera à l’abri à Port-aux-Anglais. Dans le meilleur des cas, on pourra l’utiliser comme bâtiment de garde. Au pire, ses espars et son artillerie seront certainement utiles. Qu’en pensez-vous ?
Adam lui fit face. Il était furieux de ne pouvoir admettre ce raisonnement, de savoir qu’il n’avait pas le droit de refuser.
— Je pense que c’est trop risqué, amiral.
Keen eut l’air surpris.
— Vous, Adam ? C’est vous qui me parlez de risque ? Pour les gens qui sont ici, ce ne sera jamais que deux frégates qui appareillent, et même si l’ennemi découvre quelle est leur destination, quelle importance ? Il sera trop tard pour agir, c’est certain.
Adam palpa la lourde montre qu’il avait au fond de sa poche. Il revoyait la petite boutique, le chœur paisible des horloges, le commerçant qui avait mentionné sans avoir l’air d’y toucher le nom de la Walkyrie, tout juste s’il ne lui avait pas fourni l’heure de l’appareillage.
Il continua sans ménagement :
— Il n’y a aucune sécurité ici, amiral. Je vais être absent un mois, il peut se passer beaucoup de choses pendant ce temps.
Keen lui sourit, il était peut-être soulagé.
— La guerre va se poursuivre, Adam. Je vous confie cette mission parce que j’ai des instructions à faire porter au capitaine de vaisseau qui commande à Antigua. Un homme difficile, sous de nombreux rapports. Il va falloir qu’on lui rappelle quels sont nos besoins à Halifax.
Il vit Adam regarder une fois encore la miniature.
— Une jeune femme attachante. Et courageuse en plus… Je sais ce que vous vous dites. Il m’est difficile de croire que j’ai perdu Zénoria. Et encore plus difficile de l’accepter.
Adam serrait les poings à s’en faire mal aux os. Mais vous ne comprenez rien. Comment pouvez-vous l’oublier ? La trahir ?
Il se ressaisit.
— Je vais prendre mes dispositions, amiral. Je vais prélever des marins de premier brin à l’arsenal.
— A qui souhaitez-vous confier le Succès ?
Adam devait faire un effort presque physique pour contenir sa rage.
— John Urquhart, amiral. C’est un bon second… je suis surpris qu’il n’ait pas été promu ou, même, qu’on ne l’ait pas proposé pour un commandement.
La porte s’entrouvrit très légèrement et de Courcey toussa avec discrétion.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda sèchement Keen.
— Votre canot est paré, amiral.
— Merci.
Keen ramassa le portrait et, après avoir marqué une hésitation, le rangea dans un tiroir qu’il ferma à clé.
— Je rentrerai un peu plus tard. Je vous ferai prévenir.
Il le regarda posément avant de conclure :
— Après-demain, donc.
Adam mit sa coiffure sous le bras.
— Je vous accompagne à la coupée, amiral.
Keen salua d’un signe de tête deux aspirants qui dégagèrent prestement son chemin près de la descente.
— Je vous serais obligé d’embarquer mon aide de camp. Voir comment font les vrais hommes de métier est une bonne expérience.
Il était sur le point d’ajouter quelque chose, mais se ravisa.
Comme le canot quittait l’ombre de la Walkyrie, Adam aperçut son second qui traversait la dunette en grande conversation avec Ritchie, le maître pilote.
Ils levèrent les yeux en le voyant s’approcher et Adam songea une fois de plus qu’il ne connaissait pas vraiment ces hommes, tout en sachant pertinemment que c’était de son fait.
— Venez donc à l’avant avec moi, monsieur Urquhart – et, au pilote : Vous êtes déjà au courant, j’en prends le pari.
— Oui, commandant. C’est reparti pour les îles Sous-le-Vent. Mauvaise saison.
Mais Adam était déjà hors de portée. Il prit le passavant tribord, Urquhart à ses côtés. Sous leurs pieds, des hommes qui travaillaient aux palans des pièces ou qui pliaient des cordages inutiles en glènes s’interrompirent un instant en les voyant passer.
Adam s’arrêta sur le gaillard d’avant et posa un pied sur une caronade, « l’écrabouilleur », comme l’appelaient les marins. Il avait de l’autre côté la prise, le Succès. Même si la muraille et les œuvres mortes portaient encore les traces des boulets tirés par l’Indomptable, les mâts avaient été regréés. Des hommes travaillaient sur les vergues pour mettre à poste des voiles neuves. Ils avaient bien travaillé pour en faire autant en si peu de temps. Un peu plus loin, la Chesapeake, toute belle, et La Faucheuse qui se balançait, impassible, sur son câble. Les navires savaient-ils qui les armait, qui les avait trahis ou qui les aimait, et s’en souciaient-ils seulement ?
— Si le temps reste favorable, lui dit Urquhart, nous n’aurons pas trop de mal, commandant.
Adam se pencha à la lisse devant la grande ancre caponnée à l’imposante figure de proue dorée : l’une des fidèles servantes d’Odin, une sirène à l’air sévère qui portait cuirasse et casque à cornes. Elle tendait la main, comme pour souhaiter la bienvenue à son héros qui entrait dans le Walhalla. Elle n’était pas belle. Il essaya de chasser cette pensée. Ce n’était pas l’Anémone. Mais au milieu de la fumée et dans le fracas de la bataille, elle impressionnait certainement l’ennemi.
— Je désire que vous preniez le commandement du Succès. Vous aurez un équipage de prise, mais tout juste assez de monde pour armer le bâtiment. Quant à ses capacités de combat, je n’en sais encore rien.
Il regardait le lieutenant de vaisseau, homme énergique et intelligent, mais encore intimidé par son commandant. Pas effrayé, non, mais ne sachant trop à quoi s’en tenir.
— Maintenant, monsieur Urquhart, écoutez-moi et gardez pour vous ce que je vais vous dire. Si j’entends un seul mot qui vienne d’ailleurs, ce sera mis sur votre compte, compris ?
Urquhart, toujours aussi calme, hocha la tête.
— Vous pouvez compter là-dessus.
Adam le prit par le bras :
— C’est sur vous que je compte.
Il repensa soudain à la miniature de Gilia Saint-Clair. Son sourire, que Keen s’était approprié.
— A présent, voici ce que vous allez devoir faire.
Mais pendant qu’il parlait, il avait l’esprit ailleurs. Peut-être Keen avait-il raison. Après la bataille, après avoir perdu son bâtiment et connu l’horreur de l’emprisonnement, on courait toujours le risque de devenir trop prudent.
Lorsqu’il eut fini d’expliquer ses projets, Urquhart lui dit :
— Puis-je vous poser une question, commandant, vous n’avez jamais eu peur de vous faire tuer ?
Adam esquissa un sourire.
— Non.
Il aperçut John Whitmarsh qui arpentait le pont en compagnie de l’un des nouveaux aspirants, lequel était à peu près du même âge. Les deux garçons devinèrent sa présence et s’arrêtèrent pour regarder le soleil à l’ombre du gaillard. L’aspirant salua ; Whitmarsh leva timidement la main.
Urquhart remarqua :
— Vous avez sûrement un don pour prendre les jeunots, commandant.
Adam se tourna vers lui, son sourire s’était effacé.
— La question que vous me posiez, John… Il est vrai que… je suis mort… plusieurs fois. Cela vous convient ?
Ils n’avaient probablement jamais été plus proches qu’en cet instant.